km 472, jour 25
Quel plaisir intense que d entendre, peu apres le coucher du Soleil, le souffle doux et regulier du rechaud qui fait bouillir l eau des pates !
Quelle jubilation que d etre les humbles temoins du cycle journalier de la nature : le chant des passereaux bien avant le lever du jour (dont un me renvoie au printemps de Cape Cod ou le chant des blackbirds emplit l air), le ciel parfaitement limpide et calme du petit matin, les cumulus planant a la verticale des sommets environnants puis les cumulonimbus sur l horizon nord et est, la chaleur accablante qui gagne des dix heures, le vent d ouest qui se leve generalement entre 15 et 17 heures. En fin d apres-midi, j aime a imaginer comment sera le coucher de Soleil : quelles couleurs prendront les cirrus ? Les cumulus seront-ils encore presents ? Le vent va-t'il tomber ? Peu apres avoir etabli le camp, le gris puis le bleu de plus en plus sombre envahissent le ciel par l est, promesse du repos nocturne si necessaire.
Peut-il y avoir connexion plus intense avec la nature et soi-meme quand, apres une longue marche dans des paysages de livre de geographie, je m allonge dans le sable moelleux et brulant, ou sur la croute de sel rugueuse d un salar ? Pendant quelques secondes, les yeux clos, le murmure du vent a mes oreilles seul prouve que le temps n est pas suspendu. Puis, j ouvre les yeux sur un tableau eblouissant de simplicite : a egale proportion, le paysage regulier et infini du desert et le ciel ou quelques nuages vaporeux sont mollement pousses par le vent paresseux venant d Atacama. Alors, la fatigue et les quelques douleurs passageres se melent a l extase de l instant present pour me faire toucher du bout des doigts ce qui probablement est la quintescence de la vie. Rapidement, le rythme metronomique du pas et des batons de marche de Marion se fait plus proche. Elle se pose alors a mes cotes, presence si reconfortante.
A la fin des repas un peu maigres, je me prend parfois a m imaginer dans un grand supermarche ou une multitude de fruits et de legumes, mille produits fort nourrissants sont immediatement disponibles. Je ris alors interieurement de ma pensee ridicule car il est tout a fait evident que ces quelques plaisirs seraient autant de consolations derisoires face au bonheur sans limite que procure la vie sac au dos et pieds ecorches en prise complete avec la nature, nos personnalites diluees dans l infini qui nous entoure.
km 756, jour 41
Dans les plaines arides deux minuscules points colores se deplacent lentement. Ils gravissent avec effort les contreforts d un geant gris dominant un ocean de couleur jaune, ocre et marron. Ne pourrais-je pas trouver dans cet espace enorme, inhospitalier et si elegant -- au creux des rochers, dans la mollesse des dunes ou dans le vertige de
ses sommets -- ce que mon ame vagabonde semble vouloir chercher depuis si longtemps ? Les couleurs si douces et si profondes des premieres heures, la purete inconcevable de l air, le hurlement du vent autour des rochers les plus saillants, la clarete irreelle des etoiles dont la seule lumiere suffit a illuminer le paysage... Il n est alors plus si difficile de me laisser gagner par la conviction selon laquelle cette composition atteint une perfection dont la puissance-meme suffit a conclure une longue recherche en un eclat de rire si naturel, tranquille et apaisant.
L esthetique etourdissante de l espace devient un revelateur de nos ames et de nos coeurs, illumine de clarete nos esprits. Les longues heures de marche silencieuses dans une nature maitresse finissent par separer les questions inutiles des interrogations riches d enseignements. L epuisement au soir invite a faire taire les egos. Un repos regenerant est alors accorde aux ames qui laissent tomber les barrieres et s envolent pour se blottir au creux de Mere Nature.
km 868,8, jour 48
Une bonne soeur, un monsieur en costume trois pieces avec a la main un ours en peluche geant, une dame voilee en mini-jupe, une jeune fille en velo au telephone. Apres des semaines hors de la societe et du temps, notre arrivee a San Pedro de Atacama a tout d un veritable choc. C est deroutant, c est violent, mais la vue des arbres et l odeur des plantes en fleur nous projettent deja dans un futur, un autre univers beaucoup plus confortable et lui aussi regorgeant de decouvertes.
Nous voici donc "de retour", pour trois jours de repos durant lesquels nos pieds cicatriseront, nous renouerons avec les fruits et les legumes, nos membres endoloris seront pour la premiere fois depuis bien longtemps inactifs.
Passe le poste de douane, ma premiere action est d acheter des bananes et des mandarines. La suivante sera de retirer de l argent au distributeur. Un lit bien douillet et une douche chaude sont a portee de main. Welcome back !